Le Tsugite : L’art oublié des assemblages japonais en bois qui continue de nous émerveiller et que nous croisons, si nous avons l’œil attentif, dans des ouvrages européens.
Les métiers bu bois ont acquis leurs lettres de noblesse en raison de la grande technicité qui règne dans ces métiers. Le Tsugite est un rang au dessus. C’est l’art de la coupe et de l’assemblage mené à son extrême. Et ça, c’est remarquable.
Avant propos
Parmi les trésors du savoir-faire artisanal japonais, il en est un qui fascine autant par sa complexité que par sa discrétion : le Tsugite.
Cet art ancestral d’assemblage du bois, pratiqué sans clou, vis ni colle, défie le temps et l’oubli. Héritée de siècles de pratique minutieuse, cette technique est le fruit d’une philosophie de construction profondément respectueuse de la matière, de la nature et du geste humain.
Si aujourd’hui le monde redécouvre peu à peu cette merveille de précision et d’ingéniosité, c’est parce que le Tsugite ne se limite pas à une simple méthode constructive : il incarne une vision du monde, un lien entre l’artisan, la matière et le spirituel. Ce dossier vous invite à plonger dans l’univers du Tsugite, joyau méconnu de la charpenterie japonaise.
Origines et philosophie du Tsugite
Le Tsugite trouve ses racines dans l’Antiquité japonaise, plus précisément à l’époque des grands temples bouddhistes et des sanctuaires shinto construits en bois massif. Ces édifices majestueux, souvent érigés sans le moindre clou, reposaient sur des assemblages d’une précision absolue, capables de résister aux séismes, au vent, au temps.
La philosophie du Tsugite s’inscrit dans une vision du monde influencée par le shintoïsme — religion animiste où chaque élément naturel possède une âme (kami) — et par le bouddhisme zen, qui prône la simplicité, la rigueur, et la recherche de l’équilibre. À travers le bois, l’artisan établit une relation humble et respectueuse avec la nature. Rien n’est gaspillé, chaque pièce est pensée pour durer, pour s’ajuster sans forcer, pour respirer avec le temps.
On y retrouve également la notion de wabi-sabi, cette esthétique japonaise qui célèbre la beauté de l’imperfection, de l’éphémère et du discret.
Le Tsugite n’a pas vocation à être vu : il est souvent caché à l’intérieur des structures, invisible à l’œil non averti. Et pourtant, c’est là, dans l’ombre des poutres et des sols, que se cachent les plus grandes merveilles de l’art japonais.
Qu’est-ce que le Tsugite ?
Le terme Tsugite (継手) désigne un type spécifique d’assemblage en longueur, utilisé pour relier deux pièces de bois. Il se distingue du Shiguchi, qui lui, concerne les assemblages d’angle, souvent plus visibles dans les coins ou les liaisons verticales.
Contrairement aux assemblages modernes qui reposent sur des vis ou de la colle, le Tsugite utilise uniquement des découpes géométriques précises, parfois si complexes qu’elles semblent relever de la magie. Ces jointures sont conçues pour s’emboîter parfaitement, parfois avec des clés en bois (appelées shachi-sen), qui renforcent l’ensemble sans rien altérer de la pureté du matériau.
Ces techniques, transmises oralement de maître à apprenti depuis des siècles, exigent une compréhension parfaite des propriétés du bois : sa fibre, son sens, son taux d’humidité. L’objectif n’est pas de contraindre la matière, mais de composer avec elle, d’anticiper ses mouvements dans le temps.
Si en France, nous maîtrisons les assemblages en débit à façon ou en usinage, comme le tenon mortaise ou la queue d’aronde, le Tsugite nous renvoie malicieusement à nos épures. Serge USTUN, directeur de la rédaction.
Types d’assemblages emblématiques
Le répertoire des Tsugite est incroyablement riche : il en existe plus de deux cents formes répertoriées, parfois avec des variantes régionales ou propres à certains temples. Voici quelques exemples parmi les plus emblématiques :
- Kanawa Tsugi (金輪継) : un des assemblages les plus utilisés pour relier deux poutres en longueur. Il combine des queues d’aronde et des encoches internes, créant une liaison très résistante à la traction et à la torsion.
- Shihou Kama Tsugi (四方鎌継) : un assemblage tridimensionnel utilisé pour connecter quatre pièces de bois à angle droit. Un véritable casse-tête d’ingénierie, souvent utilisé dans les structures de toitures complexes.
- Kigumi (木組み) : terme plus général désignant les structures croisées imbriquées, typiques de l’architecture traditionnelle japonaise. Ces assemblages permettent une répartition très équilibrée des charges, tout en offrant une grande souplesse face aux tremblements de terre.
Ces techniques ont non seulement une fonction structurelle, mais elles possèdent aussi une beauté cachée, qui fascine les artisans du monde entier.
Si en France, nous connaissons quelques assemblages très techniques, comme les engueulements de liens ou le trait de Jupiter, le Tsugite vient flanquer une belle claque aux plus professionnels de nos charpentiers. C’est un tout autre niveau d’exécution.
Lire l’article de Serge USTUN sur le trait de Jupiter.
Le métier de charpentier japonais (Daiku)
Le Daiku, ou charpentier traditionnel japonais, est bien plus qu’un simple artisan : il est gardien d’un savoir ancestral, formé pendant des années à observer, comprendre, puis maîtriser le bois. L’apprentissage peut durer plus d’une décennie, souvent au sein d’un kumi-daiku (atelier de charpentiers spécialisés dans les temples et sanctuaires).
Le Daiku travaille avec des outils manuels d’une grande finesse, souvent fabriqués ou ajustés par lui-même :
- Nomi (鑿) : les ciseaux à bois, affûtés au fil des années
- Kanna (鉋) : les rabots traditionnels, utilisés en tirant (et non en poussant comme en Occident)
- Nokogiri (鋸) : les scies japonaises, fines et précises, également tirées
Au-delà de la technique, le Daiku développe une sensibilité particulière au bois, au son de la coupe, au toucher du matériau. Chaque geste est un dialogue, chaque assemblage un acte de respect.
Le Tsugite aujourd’hui : renaissance d’un art en voie de disparition
Dans un Japon moderne où le béton et l’acier dominent l’urbanisme, le Tsugite est devenu rare. Le nombre de daiku capables de réaliser ces assemblages complexes diminue, et avec lui, le risque de voir ce savoir-faire disparaître.
Mais un mouvement inverse s’amorce. Des universités japonaises comme l’Université de Kyoto ou l’Institut de Technologie de Tokyo collaborent avec des artisans pour documenter, numériser et modéliser en 3D les différentes formes de Tsugite. Des applications interactives, des livres, et même des modules pour imprimantes 3D permettent à un nouveau public de découvrir cet art.
À l’international, des architectes comme Kengo Kuma ou Terunobu Fujimori intègrent le Tsugite dans des projets contemporains, mariant tradition et modernité. Dans le monde du design, des meubles ou objets créés selon ces principes rencontrent un grand succès, souvent sous forme de puzzles en bois éducatifs ou de mobilier démontable haut de gamme.
Tsugite et écoconstruction : l’avenir dans la tradition
Dans un contexte de recherche de durabilité, le Tsugite apparaît comme une réponse étonnamment moderne. Le bois est un matériau renouvelable, mais surtout, les assemblages Tsugite permettent des constructions démontables, réutilisables, réparables sans générer de déchets.
Ce type de construction, appelé kigumi architecture, est aujourd’hui envisagé comme une alternative éco-responsable, durable et poétique à l’architecture contemporaine. On assiste à une redécouverte de ces techniques dans les milieux de la construction verte, des makers, des passionnés du low-tech.
Conclusion
Le Tsugite est bien plus qu’une technique d’assemblage : c’est une philosophie, un héritage, un art de vivre en harmonie avec la matière et le temps. Invisible mais essentiel, il nous rappelle que la solidité ne vient pas toujours du clinquant ou de la force brute, mais de la précision, de la patience et de l’humilité.
Dans un monde qui va vite, qui consomme et oublie, l’art des charpentiers japonais nous invite à ralentir, à admirer ce qui est caché, et à préserver les savoirs précieux qui construisent notre mémoire collective.
Redécouvrir le Tsugite, c’est tendre la main vers un passé riche de sagesse pour bâtir un futur plus durable, plus humain, plus beau.
Delphine Giroud pour Monbatiment.fr